Nous entendons par illettré fonctionnel une personne capable de lire ou d’entendre un message mais sans pouvoir lui attribuer un sens. On dira aussi que cette personne n’a pas la maîtrise de sa langue maternelle. Certains pensent que la généralisation du latin à tous les élèves de première secondaire (12 ans) améliorera la situation selon laquelle 24% des élèves sortant du secondaire belge (18 ans) sont des illettrés fonctionnels.
Il est manifeste que l’étude du latin sera bénéfique pour toute une série d’élèves : ceux qui auront les bases suffisantes pour en comprendre et en manipuler au moins les rudiments. La « gymnastique mentale » pourra alors jouer son rôle positif et, la motivation aidant, affiner la flexibilité intellectuelle de l’élève, son aptitude à modifier ses schémas mentaux en fonction des stimuli extérieurs. Mais cette étude du latin n’aura aucun effet sur les illettrés fonctionnels.
Pour étayer cette thèse, voyons en quoi consiste la communication.
Dans l’exemple utilisé, les parties de la phrase ont trois statuts différents :
- « la boulangère tranche le pain » est une action simple;
- « le client le demande » est une condition;
- « Quand » est un « mot-plan », une structure de contrôle qui subordonne l’action à la condition.
Le sens accordé au mot « Quand » est essentiel dans le décodage de cette phrase. Si l’élève n’a pas le bon schéma mental pour interpréter ce mot, le décodage du message sera altéré et la pensée reconstituée sera plus ou moins différente de celle de l’enseignant. Par exemple, certains élèves ne pourront jamais comprendre qu’il soit possible que la boulangère ne tranche aucun pain dans la journée.
Chaque « mot-plan » fait appel à une certaine « tournure d’esprit » établissant un rapport entre différentes parties du message reçu. Chacune des erreurs d’interprétation d’un « mot-plan » est un nouvel handicap pour l’élève et, ces mots particuliers, il y en a vraiment beaucoup dans nos messages, qu’ils soient oraux ou écrits.
Chez l’illettré fonctionnel, l’imbroglio dans l’interprétation des mots-plans est tellement important qu’il lui est devenu impossible de tirer quelque profit que ce soit des nouveaux messages reçus. Malgré la bonne volonté et les trésors d’imagination déployés par l’enseignant.e chargé.e du rattrapage, de la remédiation, du soutien ou de l’accompagnement, toute information abstraite se heurtera désormais à un décodage inapproprié et restera sans effet. Dans ces conditions, le latin ne sera d’aucun secours.
Par ailleurs, ces élèves auront aussi, immanquablement, des problèmes en grammaire, en mathématiques, en sciences,… Ce qui caractérise ces matières est qu’elles font appel à l’application de règles : accorder un participe passé, résoudre une équation du second degré, nommer une molécule chimique,… Ces règles ont la caractéristique d’utiliser de nombreux « mots-plans » tels que :
- Quand, si, lorsque, au cas où,… qui sont l’indication de structures conditionnelles. Quand elles sont présentes, elles sont associées à des conditions qui feront que certaines actions devront se réaliser ou pas;
- Et, ou, pas, ni,… qui sont des opérateurs logiques mettant en rapport différentes conditions entre elles;
- Tant que, répète, jusqu’à ce que,… qui sont l’indication de structures répétitives, actions qu’il faudra recommencer un certain nombre de fois jusqu’à une ou plusieurs conditions d’arrêt.
Finalement, ces règles sont des « recettes » à appliquer dans certains cas et à adapter au contexte. En langage plus châtié, on appellera ça des « algorithmes ». Et la structure la plus présente dans ces algorithmes est la structure conditionnelle.
Le cas des illettrés fonctionnels est donc préoccupant, les possibilités d’améliorer leurs structures mentales sont limitées alors que la probabilité d’échec scolaire est très élevée. La question est de savoir s’il est encore possible d’aider ces élèves à sortir de cette spirale. Quelle autre voie que la sphère abstraite de la communication pratiquer pour leur faire prendre conscience de l’inadéquation de leurs schémas mentaux ? Il faut, d’une part, mettre en place des situations de difficulté dans lesquelles un retour concret immédiat permettra à l’élève de vérifier dans l'instant si son raisonnement est bon ou mauvais. Il doit aussi avoir la possibilité de modifier ce raisonnement afin de tenter de nouvelles hypothèses jusqu’à la réussite. D’autre part, ce retour devra être rigoureux et immuable, fournir toujours les mêmes conséquences dans les mêmes circonstances, à la virgule près… ce qui n’est pas le fort des relations humaines.
Une solution intéressante est la robotique pédagogique. Les robots de sol sont disponibles dès la maternelle. La possibilité de leur faire faire des parcours informe directement et concrètement l’élève sur la validité de ses prédictions. L’élève aura aussi la possibilité, autant que nécessaire, de corriger son programme afin que le robot se rende au point demandé. Cela répond à notre cahier des charges. Des robots capables d’adapter leur parcours à certaines conditions devraient être utilisés dès le début du primaire. Ils permettraient de mettre en place les schémas mentaux nécessaires à la maîtrise des structures conditionnelles qui se présenteront dans les premières règles du français et des mathématiques.
À partir de 10-11 ans, une nouvelle voie se présente : la robotique virtuelle. À partir de cet âge, la maturité intellectuelle est telle que la représentation imagée est tout aussi parlante que la réalité. Cette robotique virtuelle offre de nouvelles possibilités : adapter « l’univers » de chaque robot au concept que l’on veut aborder et tester. Le premier défi, qui est de devoir réaliser le programme ou code du robot « lanceur de pièce de monnaie », pourra vérifier si l’élève maîtrise correctement la structure conditionnelle la plus basique. Voici le code auquel il devrait aboutir.
Le code étant réalisé, l’élève lancera son exécution à l’écran par le robot virtuel. Celui-ci effectuera correctement sa tâche ou butera avec opiniâtreté sur l’erreur si le code n’est pas correct. Un message aussi précis que possible informera l’élève sur l’endroit et la cause de son erreur afin qu’il puisse corriger au mieux son programme et le tester à nouveau, et ceci sans limite.
Notez les couleurs des éléments en fonction de leurs statuts dans le code : les actions , la condition
et les constituants de la structure conditionnelle . Ceci a l'avantage d'attirer l'attention de l'élève sur le statut des éléments qu'il utilise pour construire son code.
La situation un peu plus compliquée du « robot conducteur » pourra ensuite être abordée. Au carrefour, il doit normalement aller tout droit, mais une déviation à gauche ou à droite peut se présenter pour cause de travaux. Le code à réaliser par l’élève devrait être :
Fichtre ! Ce code ressemble furieusement à celui de la règle de l’accord du participe passé :
La différence entre les deux situations est que la direction prise par le véhicule informera directement l’élève sur la validité de son code. En cas d’erreur, il pourra corriger son code et le tester à nouveau. Dans le second cas, savoir qu’il a fait une erreur le laissera sans ressource, l’explication-correction restant à un niveau purement abstrait.
Cette méthode a montré son efficacité lors d’utilisations ponctuelles, notamment avec des enfants malentendants. La validation à grande échelle de l’efficacité de cette méthode devrait être une priorité car elle pourrait représenter un apport essentiel pour les élèves en difficulté sévère de communication.
En fonction des préceptes développés ci-dessus, nous pourrions tirer les enseignements suivants :
- Le préventif doit être préféré au curatif. Des moyens humains et financiers devraient être alloués :
- À l’introduction de la robotique pédagogique (robots de sol) à partir de 5-6 ans;
- À l’utilisation de ces robots dans le cadre des structures conditionnelles dès le début des primaires;
- À l’introduction du codage en robotique virtuelle à partir de 10-11 ans;
- À l’introduction obligatoire du codage en robotique virtuelle en première secondaire.
- Les enseignants accompagnateurs devraient être formés à pouvoir distinguer un élève en difficulté ponctuelle d’un élève illettré fonctionnel afin d’adapter leurs méthodes de remédiation;
- Tout ceci nécessite la maîtrise du codage par les enseignants. Leur formation est le nœud gordien de l’amélioration de l’enseignement et de l’initiation des élèves au numérique. La mise à disposition gratuite de la méthode d’apprentissage de la robotique virtuelle permettrait de diminuer tant les coûts financiers que les temps de formation. Cela permettrait également de révéler des vocations pour l’enseignement de cette matière généralement considérée, à tort, comme réservée aux matheux. Le codage est une affaire de langage et non de calcul.
En conclusion, le latin pour toutes et tous est certainement une option intéressante pour autant que l’on soit attentif au cas des élèves illettrés fonctionnels. Dans un premier temps, ces élèves devraient être orientés vers l’usage de la robotique virtuelle curative en lieu et place du cours de latin durant lequel ils perdront leur temps et grèveront la dynamique de la classe. Dans un second temps, la mise en place de la robotique pédagogique en tant que pratique préventive devrait être généralisée dans toutes les classes à partir de l’école maternelle. Ceci pose toutefois le problème organisationnel sérieux de la formation des enseignantes et enseignants, mais d’autres solutions que les pratiques de formation habituelles sont possibles.
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