$\newcommand{\mat}[1]{\mathbf{#1}}$ $\newcommand{\fmat}[1]{\tilde{\mat{#1}}}$ $\newcommand{\ffmat}[1]{\check{\mat{#1}}}$ $\newcommand{\fffmat}[1]{\check{\tilde{\mat{#1}}}}$ $\newcommand{\f}[1]{\tilde{#1}}$ $\newcommand{\ff}[1]{\check{#1}}$ $\newcommand{\fff}[1]{\check{\tilde{#1}}}$ $\newcommand{\t}{\mathrm{T}}$ $\newcommand{\reels}{\mathbb{R}}$ $\newcommand{\dif}{\mathrm{d}}$ $\newcommand{\eps}{\varepsilon}$ $\newcommand{\ka}{\kappa}$ $\newcommand{\xy}{\mathbin{/\mkern-4mu/}}$ $\renewcommand{\ge}{\geqslant}$ $\renewcommand{\le}{\leqslant}$ $\DeclareMathOperator{\tr}{tr}$ $\DeclareMathOperator{\diag}{diag}$ $\DeclareMathOperator{\re}{Re}$ $\DeclareMathOperator{\im}{Im}$ $\DeclareMathOperator{\atan}{arctg}$

Dépolarisation – Matrices de Mueller

Nous montrons ici comment élargir le cadre des matrices de Mueller-Jones pour tenir compte du phénomène de dépolarisation.

1. Dépolarisation

Effectuons l'expérience suivante : prenons un faisceau lumineux parfaitement polarisé, de vecteur de Stokes $$\begin{array} {ll} \mat s = \begin{bmatrix} s_0 & \vec s \end{bmatrix}^\t, & \| \vec s \| = s_0 \end{array}$$ et séparons le en deux, de telle manière à avoir deux faisceaux qui ont pour vecteurs de Stokes $$\begin{array} {ll} \mat s_1 = p_1\mat s, & \mat s_2 = p_2\mat s, \end{array}$$

$$\begin{array} {lll} 0 \le p_1 \le 1, & 0 \le p_2 \le 1, & p_1+p_2=1. \end{array}$$ Faisons maintenant passer ces deux faisceaux à travers des éléments linéaires qui ont pour matrices de Mueller-Jones respectives $\mat M_1$ et $\mat M_2$ : à la sortie, on aura les vecteurs de Stokes $$\begin{array} {ll} \mat s'_1 = \mat M_1 \mat s_1, & \mat s'_2 = \mat M_2 \mat s_2. \end{array}$$

Finalement, recombinons le tout de manière de manière incohérente. Le résultat sera un faisceau qui aura pour vecteur de Stokes $$\mat s' = \mat s'_1 + \mat s'_2,$$ c'est-à-dire $$\begin{array} {ll} \mat s' = \mat M\mat s, & \mat M = p_1\mat M_1+p_2\mat M_2. \end{array}$$ En général, la matrice de Mueller $\mat M$ ne sera pas une matrice de Mueller-Jones car, comme on peut le vérifier pour des cas concrets (voir section 5), $$\| \vec s \| = s_0 \mkern 11mu \not \mkern -11mu \implies \| {\vec s}^\prime \| = s'_0.$$ Ce phénomène – le fait que la lumière à la sortie ne soit pas complètement polarisée alors que la lumière à l'entrée l'est – porte le nom de dépolarisation.

2. Matrices de Mueller

Comme on vient de le voir, les matrices de Mueller-Jones ne suffisent pas lorsqu'on est en présence de dépolari­sation. On est donc amené à considérer des matrices de Mueller plus générales, dont on peut donner deux définitions. La première est comme suit :

Définition #1. Une matrice de Mueller est une matrice $\mat M$ telle que pour tout vecteur de Stokes $\mat s$, $$\mat s' = \mat M \mat s$$ soit un vecteur de Stokes.

Un vecteur de Stokes $\mat s = \begin{bmatrix} s_0 & \vec s \end{bmatrix}^\t$ étant caractérisé par le fait que $\| \vec s \| \le s_0$, la définition #1 équi­vaut à dire que la matrice $\mat M$ est une matrice de Mueller si $$\begin{array} {lll} \| \vec s \| \le s_0 & \Rightarrow & \| \vec s' \| \le s'_0. \end{array} \tag 1$$ Notons qu'en pratique, il suffit de montrer que¹ $$\begin{array} {lll} \| \vec s \| = s_0 & \Rightarrow & \| \vec s' \| \le s'_0 \end{array} \tag 2$$ car (2) entraîne (1).

Une deuxième définition possible s'inspire de notre expérience de la section 1 :

Définition #2. Une matrice $\mat M$ est une matrice de Mueller s'il existe des matrices de Mueller-Jones $\mat M_k$ et des nom­bres positifs $p_k$ tels que $$\mat M = \sum_k p_k \mat M_k. \tag 3$$

Remarques

1. Les matrices de Mueller-Jones ayant une trace non-négative, les matrices de Mueller au sens de la définition #2 doivent avoir la même propriété.

2. On peut montrer assez facilement que toute matrice de Mueller au sens de la définition #2 est une matrice de Mueller au sens de la définition #1. L'inverse est faux : la matrice $$\mat M = \diag(1, -1/2, -1/2, -1/2)$$ est une matrice de Mueller au sens de la définition #1, mais sa trace est négative.

3. La décompo­sition spectrale (9) de la section 4, qui est couramment utilisée dans la littéra­ture, n'est valide que pour les matrices de Mueller au sens de la définition #2.

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¹ En fait, il suffit même de montrer que (2) est vrai lorsque $s_0=1$.

3. Critère pour qu'une matrice soit de Mueller (définition #1)

Les conditions pour qu'une matrice $\mat M$ soit une matrice de Mueller au sens de la définition #1 sont généralement difficiles à exprimer. Nous mentionnerons ici seulement un critère. La ligne d'approche est basée sur la condition (2). Écrivons la matrice $\mat M$ sous la forme partitionnée $$\mat M = m_{00} \begin{bmatrix} 1 & \mat d^\t \\ \mat p & \mat m \end{bmatrix}.$$ Si $\mat s = \begin{bmatrix} 1 & \vec s \end{bmatrix}^\t$ avec $\| \vec s \| = 1$, on aura $$\mat s' = m_{00} \begin{bmatrix} 1 & \mat d^\t \\ \mat p & \mat m \end{bmatrix} \begin{bmatrix} 1 \\ \vec s \end{bmatrix} = m_{00} \begin{bmatrix} 1 + \mat d^\t \vec s \\ \mat p + \mat m \vec s \end{bmatrix}.$$ Le critère est donc qu'on doit avoir pour tout vecteur unitaire $\vec s$ $$m_{00} (1 + \mat d^\t \vec s) \ge 0 \tag 4$$ et

$$\left( \mat p + \mat m \vec s \right)^\t \left( \mat p + \mat m \vec s \right) \le ( 1 + \mat d^\t \vec s )^2,$$ c'est à dire $$\mkern -30mu \mat p^\t \mat p + 2 \mat p^\t \mat m \vec s + \vec s^\t \mat m^\t \mat m \vec s \le 1 + 2 \mat d^\t \vec s + (\mat d^\t \vec s)^2 \tag 5$$ La condition (4) est facile à exprimer : on doit avoir $$\begin{array} {ll} m_{00} \ge 0, & \| \mat d \| \le 1. \end{array} \tag 6$$ Il n'en est pas de même pour la condition (5) : c'est seulement dans des cas particuliers qu'on peut en fournir une formulation explicite.

À ces considérations, il ne fait pas oublier d'ajouter la condition de réalisabilité physique dont on a déjà parlé : pour des éléments formés de matériaux passifs, on doit avoir $$m_{00} (1 + \| \mat d \|) \le 1. \tag 7$$

4. Critère pour qu'une matrice soit de Mueller (définition #2)

À la page sur les matrices de Mueller-Jones, on a établi une bijection linéaire $$\mathcal H : \mat M \longmapsto \mat H = \mathcal H (\mat M)$$ entre l'ensemble des matrices réelles $\mat M$ $4 \times 4$ et celui des matrices complexes hermitiennes $\mat H$ de même dimension. On a vu que $\mat M$ est une matrices de Mueller-Jones si et seulement si² $$\mathcal H (\mat M) = q \mat Q \tag 8$$ où $q$ est un nombre positif et $\mat Q$ un projecteur de rang 1.

On notera que, peu importe la matrice $\mat M$, on pourra toujours écrire $$\mat H = \mathcal H (\mat M) = \sum_{i=1}^4 \lambda_i \mat P_i \tag 9$$ où les valeurs propres $\lambda_i$ sont réelles et les $\mat P_i$ des

projecteurs orthogonaux de rang 1. Ceci résulte du fait que la matrice $\mat H$ est hermitienne.

Nous sommes maintenant en mesure d'énoncer notre critère : une condition nécessaire et suffisante pour que la matrice $\mat M$ soit une matrice de Mueller au sens de la définition #2 est que les nombres $\lambda_i$ qui apparais­sent dans la formule (9) soient non-négatifs.

La condition est clairement suffisante. Elle est aussi nécessaire car si $\mat M$ est une matrice de Mueller au sens de la définition #2, il résulte des formules (3) et (8) qu'on aura $$\mat H = \sum_{k} p_k \mathcal H (\mat M_k) = \sum_{k} p_k q_k \mat Q_k.$$ Les nombres $p_k q_k$ étant positifs, il s'ensuit que la matrice $\mat H$ est semi-définie positive³ et donc que les valeurs propres $\lambda_i$ dans sa décomposition spectrale (9) sont non-négatives.

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² Encore ici, ces considérations font abstraction du problème de la réalisabilité physique, dont il faudra tenir compte ultérieurement.

³ Voir la section 1 de la page suivante.

5. Compléments, notes et références

Exemple concret de dépolarisation

On a vu qu'un polariseur parfait est caractérisé par un vecteur de Jones unitaire (qu'on a appelé son état de polarisation) $\boldsymbol{\hat \phi}$ et que si on fait passer de la lumière avec un vecteur de Jones $\boldsymbol{\psi}$ à travers le polariseur, le vecteur de Jones à la sortie est $(\boldsymbol{\hat \phi}^\dagger \boldsymbol{\psi}) \boldsymbol{\hat \phi}$. Effectuons donc l'expérience de la section 1 en utilisant deux polariseurs dont les états de polarisation $\boldsymbol{\hat \phi}_1$ et $\boldsymbol{\hat \phi}_2$ sont orthogonaux. Si le vecteur de Jones du faisceau de départ est $\boldsymbol{\psi}$, la matrice de polarisation initiale sera $\boldsymbol{\sigma} = \boldsymbol{\psi} \boldsymbol{\psi}^\dagger$. Les matrices de polarisation à l'entrée et à la sortie des deux polariseurs seront donc $$\begin{array} {lll} \boldsymbol{\sigma}_i = p_i \boldsymbol{\psi} \boldsymbol{\psi}^\dagger, & \boldsymbol{\sigma}'_i = p_i | \boldsymbol{\hat \phi}_i^\dagger \boldsymbol{\psi} |^2 \boldsymbol{\hat \phi}_i \boldsymbol{\hat \phi}_i^\dagger & (i=1,2) \end{array}$$ et le faisceau recombiné aura une matrice de polarisation $$\boldsymbol{\sigma}' = p_1 | \boldsymbol{\hat \phi}_1^\dagger \boldsymbol{\psi} |^2 \boldsymbol{\hat \phi}_1 \boldsymbol{\hat \phi}_1^\dagger + p_2 | \boldsymbol{\hat \phi}_2^\dagger \boldsymbol{\psi} |^2 \boldsymbol{\hat \phi}_2 \boldsymbol{\hat \phi}_2^\dagger = \lambda_1 \boldsymbol{\hat \phi}_1 \boldsymbol{\hat \phi}_1^\dagger + \lambda_2 \boldsymbol{\hat \phi}_2 \boldsymbol{\hat \phi}_2^\dagger.$$ On peut calculer le degré de polarisation $p$ à partir des valeurs propres $\lambda_1$ et $\lambda_2$ de $\boldsymbol{\sigma}'$ : il vaut $$p = \frac {\left| \lambda_1 - \lambda_2 \right|} {\lambda_1 + \lambda_2} = \frac {\left| p_1 | \boldsymbol{\hat \phi}_1^\dagger \boldsymbol{\psi} |^2 - p_2 | \boldsymbol{\hat \phi}_2^\dagger \boldsymbol{\psi} |^2 \right|} {p_1 | \boldsymbol{\hat \phi}_1^\dagger \boldsymbol{\psi} |^2 + p_2 | \boldsymbol{\hat \phi}_2^\dagger \boldsymbol{\psi} |^2}.$$ Clairement, $p$ ne sera égal à un que dans des cas extrêmement particuliers.

Dépolariseur parfait

D'après ce qui précède, une matrice de Mueller est une matrice de Mueller-Jones lorsque seulement une des valeurs propres dans sa décomposition spectrale (9) est non-nulle. À l'autre extrémité du spectre, il y a le cas où les quatre valeurs propres sont toutes égales à un même nombre $\lambda$. On a alors $\mat H = \lambda \mat I$ et tous les éléments de la matrice $\mat M$ sont nuls sauf $m_{00}$, qui vaut $2\lambda$. Peu importe le vecteur de Stokes à l'entrée, la lumière à la sortie est complètement dépolarisée. Un élément optique ayant une telle matrice de Mueller avec $\lambda=1/2$ (et donc $m_{00}=1$) est appelé un dépolariseur idéal ou dépolariseur parfait.

Dépolariseur partiel

Un élément optique avec une matrice de Mueller de la forme $$\begin{array} {ll} \mat M = \begin{bmatrix} 1 & 0 \\ 0 & \mat m \end{bmatrix}, & \mat m = \mat m^\t, & 0 \lt \| \mat m \| \le 1 \end{array}$$ est appelé un dépolariseur partiel. On le qualifie d'isotrope si $\mat m$ est un multiple de l'identité, d'anisotrope sinon. (Pour $\mat m=0$, on retrouve le dépolariseur parfait.)

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