Nous montrons ici comment élargir le cadre des matrices de Mueller-Jones pour tenir compte du phénomène de dépolarisation.
Effectuons l'expérience suivante : prenons un faisceau lumineux parfaitement polarisé, de vecteur de Stokes $$\begin{array} {ll} \mat s = \begin{bmatrix} s_0 & \vec s \end{bmatrix}^\t, & \| \vec s \| = s_0 \end{array}$$ et séparons le en deux, de telle manière à avoir deux faisceaux qui ont pour vecteurs de Stokes $$\begin{array} {ll} \mat s_1 = p_1\mat s, & \mat s_2 = p_2\mat s, \end{array}$$
où
$$\begin{array} {lll} 0 \le p_1 \le 1, & 0 \le p_2 \le 1, & p_1+p_2=1. \end{array}$$ Faisons maintenant passer ces deux faisceaux à travers des éléments linéaires qui ont pour matrices de Mueller-Jones respectives $\mat M_1$ et $\mat M_2$ : à la sortie, on aura les vecteurs de Stokes $$\begin{array} {ll} \mat s'_1 = \mat M_1 \mat s_1, & \mat s'_2 = \mat M_2 \mat s_2. \end{array}$$
Finalement, recombinons le tout de manière de manière incohérente. Le résultat sera un faisceau qui aura pour vecteur de Stokes $$\mat s' = \mat s'_1 + \mat s'_2,$$ c'est-à-dire $$\begin{array} {ll} \mat s' = \mat M\mat s, & \mat M = p_1\mat M_1+p_2\mat M_2. \end{array}$$ En général, la matrice de Mueller $\mat M$ ne sera pas une matrice de Mueller-Jones car, comme on peut le vérifier pour des cas concrets (voir section 5), $$\| \vec s \| = s_0 \mkern 11mu \not \mkern -11mu \implies \| {\vec s}^\prime \| = s'_0.$$ Ce phénomène – le fait que la lumière à la sortie ne soit pas complètement polarisée alors que la lumière à l'entrée l'est – porte le nom de dépolarisation.
Comme on vient de le voir, les matrices de Mueller-Jones ne suffisent pas lorsqu'on est en présence de dépolarisation. On est donc amené à considérer des matrices de Mueller plus générales, dont on peut donner deux définitions. La première est comme suit :
Définition #1. Une matrice de Mueller est une matrice $\mat M$ telle que pour tout vecteur de Stokes $\mat s$, $$\mat s' = \mat M \mat s$$ soit un vecteur de Stokes.
Un vecteur de Stokes $\mat s = \begin{bmatrix} s_0 & \vec s \end{bmatrix}^\t$ étant caractérisé par le fait que $\| \vec s \| \le s_0$, la définition #1 équivaut à dire que la matrice $\mat M$ est une matrice de Mueller si $$\begin{array} {lll} \| \vec s \| \le s_0 & \Rightarrow & \| \vec s' \| \le s'_0. \end{array} \tag 1$$ Notons qu'en pratique, il suffit de montrer que¹ $$\begin{array} {lll} \| \vec s \| = s_0 & \Rightarrow & \| \vec s' \| \le s'_0 \end{array} \tag 2$$ car (2) entraîne (1).
Une deuxième définition possible s'inspire de notre expérience de la section 1 :
Définition #2. Une matrice $\mat M$ est une matrice de Mueller s'il existe des matrices de Mueller-Jones $\mat M_k$ et des nombres positifs $p_k$ tels que $$\mat M = \sum_k p_k \mat M_k. \tag 3$$
1. Les matrices de Mueller-Jones ayant une trace non-négative, les matrices de Mueller au sens de la définition #2 doivent avoir la même propriété.
2. On peut montrer assez facilement que toute matrice de Mueller au sens de la définition #2 est une matrice de Mueller au sens de la définition #1. L'inverse est faux : la matrice $$\mat M = \diag(1, -1/2, -1/2, -1/2)$$ est une matrice de Mueller au sens de la définition #1, mais sa trace est négative.
3. La décomposition spectrale (9) de la section 4, qui est couramment utilisée dans la littérature, n'est valide que pour les matrices de Mueller au sens de la définition #2.
¹ En fait, il suffit même de montrer que (2) est vrai lorsque $s_0=1$.
Les conditions pour qu'une matrice $\mat M$ soit une matrice de Mueller au sens de la définition #1 sont généralement difficiles à exprimer. Nous mentionnerons ici seulement un critère. La ligne d'approche est basée sur la condition (2). Écrivons la matrice $\mat M$ sous la forme partitionnée $$\mat M = m_{00} \begin{bmatrix} 1 & \mat d^\t \\ \mat p & \mat m \end{bmatrix}.$$ Si $\mat s = \begin{bmatrix} 1 & \vec s \end{bmatrix}^\t$ avec $\| \vec s \| = 1$, on aura $$\mat s' = m_{00} \begin{bmatrix} 1 & \mat d^\t \\ \mat p & \mat m \end{bmatrix} \begin{bmatrix} 1 \\ \vec s \end{bmatrix} = m_{00} \begin{bmatrix} 1 + \mat d^\t \vec s \\ \mat p + \mat m \vec s \end{bmatrix}.$$ Le critère est donc qu'on doit avoir pour tout vecteur unitaire $\vec s$ $$m_{00} (1 + \mat d^\t \vec s) \ge 0 \tag 4$$ et
$$\left( \mat p + \mat m \vec s \right)^\t \left( \mat p + \mat m \vec s \right) \le ( 1 + \mat d^\t \vec s )^2,$$ c'est à dire $$\mkern -30mu \mat p^\t \mat p + 2 \mat p^\t \mat m \vec s + \vec s^\t \mat m^\t \mat m \vec s \le 1 + 2 \mat d^\t \vec s + (\mat d^\t \vec s)^2 \tag 5$$ La condition (4) est facile à exprimer : on doit avoir $$\begin{array} {ll} m_{00} \ge 0, & \| \mat d \| \le 1. \end{array} \tag 6$$ Il n'en est pas de même pour la condition (5) : c'est seulement dans des cas particuliers qu'on peut en fournir une formulation explicite.
À ces considérations, il ne fait pas oublier d'ajouter la condition de réalisabilité physique dont on a déjà parlé : pour des éléments formés de matériaux passifs, on doit avoir $$m_{00} (1 + \| \mat d \|) \le 1. \tag 7$$
À la page sur les matrices de Mueller-Jones, on a établi une bijection linéaire $$\mathcal H : \mat M \longmapsto \mat H = \mathcal H (\mat M)$$ entre l'ensemble des matrices réelles $\mat M$ $4 \times 4$ et celui des matrices complexes hermitiennes $\mat H$ de même dimension. On a vu que $\mat M$ est une matrices de Mueller-Jones si et seulement si² $$\mathcal H (\mat M) = q \mat Q \tag 8$$ où $q$ est un nombre positif et $\mat Q$ un projecteur de rang 1.
On notera que, peu importe la matrice $\mat M$, on pourra toujours écrire $$\mat H = \mathcal H (\mat M) = \sum_{i=1}^4 \lambda_i \mat P_i \tag 9$$ où les valeurs propres $\lambda_i$ sont réelles et les $\mat P_i$ des
projecteurs orthogonaux de rang 1. Ceci résulte du fait que la matrice $\mat H$ est hermitienne.
Nous sommes maintenant en mesure d'énoncer notre critère : une condition nécessaire et suffisante pour que la matrice $\mat M$ soit une matrice de Mueller au sens de la définition #2 est que les nombres $\lambda_i$ qui apparaissent dans la formule (9) soient non-négatifs.
La condition est clairement suffisante. Elle est aussi nécessaire car si $\mat M$ est une matrice de Mueller au sens de la définition #2, il résulte des formules (3) et (8) qu'on aura $$\mat H = \sum_{k} p_k \mathcal H (\mat M_k) = \sum_{k} p_k q_k \mat Q_k.$$ Les nombres $p_k q_k$ étant positifs, il s'ensuit que la matrice $\mat H$ est semi-définie positive³ et donc que les valeurs propres $\lambda_i$ dans sa décomposition spectrale (9) sont non-négatives.
² Encore ici, ces considérations font abstraction du problème de la réalisabilité physique, dont il faudra tenir compte ultérieurement.
³ Voir la section 1 de la page suivante.
On a vu qu'un polariseur parfait est caractérisé par un vecteur de Jones unitaire (qu'on a appelé son état de polarisation) $\boldsymbol{\hat \phi}$ et que si on fait passer de la lumière avec un vecteur de Jones $\boldsymbol{\psi}$ à travers le polariseur, le vecteur de Jones à la sortie est $(\boldsymbol{\hat \phi}^\dagger \boldsymbol{\psi}) \boldsymbol{\hat \phi}$. Effectuons donc l'expérience de la section 1 en utilisant deux polariseurs dont les états de polarisation $\boldsymbol{\hat \phi}_1$ et $\boldsymbol{\hat \phi}_2$ sont orthogonaux. Si le vecteur de Jones du faisceau de départ est $\boldsymbol{\psi}$, la matrice de polarisation initiale sera $\boldsymbol{\sigma} = \boldsymbol{\psi} \boldsymbol{\psi}^\dagger$. Les matrices de polarisation à l'entrée et à la sortie des deux polariseurs seront donc $$\begin{array} {lll} \boldsymbol{\sigma}_i = p_i \boldsymbol{\psi} \boldsymbol{\psi}^\dagger, & \boldsymbol{\sigma}'_i = p_i | \boldsymbol{\hat \phi}_i^\dagger \boldsymbol{\psi} |^2 \boldsymbol{\hat \phi}_i \boldsymbol{\hat \phi}_i^\dagger & (i=1,2) \end{array}$$ et le faisceau recombiné aura une matrice de polarisation $$\boldsymbol{\sigma}' = p_1 | \boldsymbol{\hat \phi}_1^\dagger \boldsymbol{\psi} |^2 \boldsymbol{\hat \phi}_1 \boldsymbol{\hat \phi}_1^\dagger + p_2 | \boldsymbol{\hat \phi}_2^\dagger \boldsymbol{\psi} |^2 \boldsymbol{\hat \phi}_2 \boldsymbol{\hat \phi}_2^\dagger = \lambda_1 \boldsymbol{\hat \phi}_1 \boldsymbol{\hat \phi}_1^\dagger + \lambda_2 \boldsymbol{\hat \phi}_2 \boldsymbol{\hat \phi}_2^\dagger.$$ On peut calculer le degré de polarisation $p$ à partir des valeurs propres $\lambda_1$ et $\lambda_2$ de $\boldsymbol{\sigma}'$ : il vaut $$p = \frac {\left| \lambda_1 - \lambda_2 \right|} {\lambda_1 + \lambda_2} = \frac {\left| p_1 | \boldsymbol{\hat \phi}_1^\dagger \boldsymbol{\psi} |^2 - p_2 | \boldsymbol{\hat \phi}_2^\dagger \boldsymbol{\psi} |^2 \right|} {p_1 | \boldsymbol{\hat \phi}_1^\dagger \boldsymbol{\psi} |^2 + p_2 | \boldsymbol{\hat \phi}_2^\dagger \boldsymbol{\psi} |^2}.$$ Clairement, $p$ ne sera égal à un que dans des cas extrêmement particuliers.
D'après ce qui précède, une matrice de Mueller est une matrice de Mueller-Jones lorsque seulement une des valeurs propres dans sa décomposition spectrale (9) est non-nulle. À l'autre extrémité du spectre, il y a le cas où les quatre valeurs propres sont toutes égales à un même nombre $\lambda$. On a alors $\mat H = \lambda \mat I$ et tous les éléments de la matrice $\mat M$ sont nuls sauf $m_{00}$, qui vaut $2\lambda$. Peu importe le vecteur de Stokes à l'entrée, la lumière à la sortie est complètement dépolarisée. Un élément optique ayant une telle matrice de Mueller avec $\lambda=1/2$ (et donc $m_{00}=1$) est appelé un dépolariseur idéal ou dépolariseur parfait.
Un élément optique avec une matrice de Mueller de la forme $$\begin{array} {ll} \mat M = \begin{bmatrix} 1 & 0 \\ 0 & \mat m \end{bmatrix}, & \mat m = \mat m^\t, & 0 \lt \| \mat m \| \le 1 \end{array}$$ est appelé un dépolariseur partiel. On le qualifie d'isotrope si $\mat m$ est un multiple de l'identité, d'anisotrope sinon. (Pour $\mat m=0$, on retrouve le dépolariseur parfait.)